Rwanda : la fin des tribunaux populaires "gaçaça" apaise-t-elle la faim de justice?

 

Une assemblée assise à l'ombre d'un arbre, où le commun des mortels "choisi par ses semblables pour son intégrité" juge avec d'autres, puis acquitte (parfois) ou condamne (souvent) à des peines pouvant être très lourdes, des auteurs présumés du crime de génocide : c'est cela le "gaçaça" (prononcer gatchatcha). En tout, environ 12.100 tribunaux populaires, inspirés des anciennes assemblées traditionnelles pendant lesquelles les sages du village réglaient les différends assis sur l'herbe, ont jugé près de 2 millions de Rwandais, pour un taux de condamnation de 65%, selon les sources officielles.

Depuis lundi 18 juin, la page est officiellement tournée. Il restera aux historiens et aux juristes de revisiter ces juridictions sui generis et d'en tirer ce qu'il faut retenir d'une expérience décennale à nulle autre pareille. Dans l'entre-temps, il n'est pas sans intérêt de se pencher sur le Rwanda que les "gaçaça" laissent derrière eux.

Dans le camp des laudateurs: "Circulez, il n'y a rien à voir !"

Avant Guantanamo et ses ersatz de tribunaux voulus par G.W. Bush, rarement une trouvaille juridique avait déchainé autant de passions. De fait, depuis les débuts des "gaçaça" en 2001, il y a toujours eu deux camps.

D'abord ceux qui, d'hier à aujourd'hui, applaudissent le génie du Président rwandais qui aurait réussi là un double pari. D'une part, donner la preuve de ce que « l'authenticité africaine » pouvait apporter aux États africains si enclins à verser dans le mimétisme institutionnel vis-à-vis de l'Occident ; d'autre part, opposer un pragmatisme de bon aloi au défi titanesque que constituait alors la présence, sur le sol rwandais, des millions de présumés génocidaires en attente de jugement. Il fallait, en effet, au nouveau pouvoir qui avait gagné la guerre en 1994, désemplir des prisons surpeuplées, pendant que les cerveaux présumés du génocide feraient face aux juges internationaux du TPIR à Arusha (Tanzanie).

Pour ce premier groupe, ces juridictions auraient permis à la fois de rendre la justice, de soulager autant les victimes encore en vie que les familles des disparus, et surtout de poser les jalons de la réconciliation inter-rwandaise. Si certains parmi les louangeurs du "modèle néo-rwandais" s'expriment par conviction, d'autres ont été nourris à la propagande d'un gouvernement très soucieux de l'image qu'il s'est patiemment fabriquée : celle d'un pouvoir rassembleur qui a "tué" la question ethnique (ce qui est faux, comme je le démontrerai plus loin) et opéré, fait rarissime en Afrique, des miracles économiques en un battement de cils (ce qu'il serait malhonnête de lui dénier).

Beaucoup de médias occidentaux relaient cette success story du "nouveau Rwanda", sans faire la part de la propagande et de la manipulation, deux travers pourtant faciles à débusquer pour quiconque s'intéresse un tant soi peu à la question rwandaise. Ils partagent en cela la frilosité de leurs gouvernements respectifs, particulièrement attentifs à ne pas irriter un Kagame extrêmement allergique à toute critique émanant de "ceux qui n'ont rien fait en 1994, lorsque les hutu tentaient d'exterminer les tutsi". La France en sait quelque chose, elle que Kigali considère toujours comme la cinquième colonne des "forces négatives" qui avaient commis l'irréparable.

Dans les médias de l'ancienne puissance coloniale belge, cette complaisance a les traits de la journaliste du Soir Colette Braeckman, grande thuriféraire de Kagame. Sur son blog fermé aux commentaires, madame n'hésite pas à élever les "gaçaça" au diapason de la Commission Vérité et Réconciliation qui contribua à pacifier l'Afrique du Sud post-apartheid. "Une contribution exceptionnelle de l'Afrique à la résolution des conflits et à la refondation d'une identité nationale", plaide-t-elle. Ca m'a fait penser à Franz-Olivier Giesbert assurant le service après-vente d'une prestation télévisée de l'ancien candidat Sarkozy.

Dans le camp des sceptiques: "De quoi la justice du plus fort est-elle le nom?"

Il y a un autre groupe, celui dont je me réclame. Pour que cela soit bien clair, je précise que je suis de ceux qui croient que l'on devrait pouvoir critiquer l'action politique de monsieur Kagame, sans avoir à s'interroger si on ne sera pas le prochain Pierre Péan, à devoir abandonner sa routine pour courir les prétoires et renvoyer à la face des chercheurs des négationnistes à tout-va, leur tartufferie. Je vais donc parler de mes doutes.

Prenez une juridiction dont la compétence matérielle couvre l'un des crimes les plus graves qui puisse exister ; donnez à ses juges le pouvoir de condamner à des peines parfois très lourdes, sur la foi soit des aveux, soit des témoignages pouvant émaner aussi bien de vraies victimes que d'individus mus par la soif de se venger de leurs semblables. Vous avez là les ingrédients pour un cocktail peu ordinaire. Mais vous n'y êtes pas encore : ajoutez à ce méli-mélo des juges dépourvus de la moindre formation juridique, eux-mêmes rescapés du génocide dont les prévenus doivent répondre. Vous approchez l'indicible. Mais la coupe n'est pas encore pleine : ajoutez le fait que les plus de 12.000 tribunaux dont il s'agit opèrent, chrono à la main, sous l'étroite surveillance d'un État policier. Vous n'allez probablement pas envier les plus d'un million de Rwandais condamnés par les inyangamuyago, les juges « gaçaça ». Il y a cependant plus alarmant : tous ces gens appartiennent à un seul groupe ethnique. Ils sont tous hutu. Pour sûr que par l'opération du Saint-Esprit, cette justice-là va générer la réconciliation entre Rwandais de tous bords, aussi facilement que le pouvoir a gommé l'ethnie de la carte d'identité.

Ces griefs-là sont connus. Nombre d'ONG les ont formulés au fil des années. Ainsi de Human Rights Watch et d'Amnesty International. La première avait estimé, l'an dernier, que le bilan des "gaçaça" était "mitigé" et "entaché de graves erreurs judiciaires". À la suite d'autres observateurs indépendants qui fustigeaient une justice très en-deçà des normes internationales, elle a notamment dénoncé "des restrictions sur la capacité des accusés à établir une défense efficace", le droit à un avocat leur étant dénié. Furent également épinglées de "fausses accusations, dont certaines fondées sur la volonté du gouvernement rwandais de faire taire les critiques" ou "l'intimidation de témoins à décharge par des juges ou par des autorités".

En excluant les crimes du Front Patriotique Rwandais (Ndlr : FPR, ex-rébellion tutsi dont la victoire militaire avait permis la fin des massacres en 1994) de leurs juridictions, le gouvernement a limité la possibilité des tribunaux "gaçaça" à favoriser une réconciliation durable au Rwanda", pouvait-on lire dans son rapport publié le 31 mai 2011. Une critique en écho à celle que des voix désespérément isolées n'ont eu de cesse de lancer pour fustiger le fait que la justice rendue par le TPIR souffre, elle aussi, de la même tare. Sous l'égide de l'ONU dont les textes ad hoc prévoyaient pourtant autre chose, n'ont été jugés à Arusha que des hutu. Honni soit qui mal y pense, car tenez-le pour dit, comment peut-on prétendre être sensible à l'hécatombe dirigée en 1994 contre les tutsi et en même temps réclamer que de potentiels criminels tutsi puissent être traduits devant les tribunaux ?

Vous avez dit "réconciliation"?

Voilà donc comment le piège s'est refermé sur le Rwanda, avec la complicité de la communauté internationale, très occupée à faire oublier ses propres turpitudes du temps où des hordes d'extrémistes hutu massacraient des centaines de milliers de tutsi et de hutu dits modérés. Du temps où, servie par son ascendant militaire dans les derniers mois du conflit, l'ancienne rébellion tutsi du FPR commettait elle aussi des crimes. Crimes dont ses anciens commandants et actuels maîtres de Kigali, ne se souviennent plus. Mais il y a beaucoup de choses survenues dans cette région du monde dont personne ne veut se souvenir.

Qui veut se souvenir que parmi les alibis invoqués par le Président rwandais pour justifier l'envoi, en violation du droit international et des chartes respectives de l'ONU et de l'UA, de ses soldats en territoire congolais voisin, figure sa volonté de manifester sa "solidarité" (entendez ethnique) à l'égard des tutsi Congolais qui seraient "en danger" permanent au Kivu ?

Qui veut se souvenir qu'en 1997, Laurent-Désiré Kabila, défunt président du Congo, a laissé ses alliés rwandais de l'APR (anciennement FPR) venus l'aider à chasser du pouvoir le maréchal Mobutu, décimer par dizaines de milliers des réfugiés hutu Rwandais installés dans la région congolaise qui s'étend de Tingi-Tingi dans l'Est, à Mbandaka, dans le Nord-Ouest ? Ces crimes, abondamment documentés et consignés dans des rapports officiels onusiens, sont autant de pièces d'un puzzle que personne ne souhaite reconstituer.

Il n'est pas nécessaire d'être un nostalgique de "Radio Mille Collines" de triste mémoire pour douter de "la réconciliation en cours" au Rwanda. Il suffit d'avoir l'obsession de la justice.

Source: Le HuffPost via Africatime



26/06/2012
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